Florence Yee et Karen White
Collectif, Exposition - Galerie & bureaux
La transmission de la mémoire a toujours pris plusieurs déclinaisons, que ce soit sous forme d’objets ou de représentations symboliques. Ces représentations — le dessin, l’oralité, l’écriture, l’impression, les médias traditionnels et les réseaux virtuels — sont devenues des pratiques que nous adoptons tous dans le but de construire un soi autobiographique. C’est la raison pour laquelle on a souvent écrit sur la signification de la famille. Pourtant, jusqu’à récemment, peu d’expositions en art actuel avaient exploré la mémoire familiale comme telle.
Outre le fait qu’elle occupe un espace physique et social dans le moment présent, la famille peut être conçue comme un moyen de voyager dans le temps, que ce soit vers le passé ou vers le futur. Les récits familiaux permettent un accès immédiat au passé, par la parenté plus âgée et une conscience des aïeux, et au futur, par les enfants et les générations imaginées à venir. Toutefois, selon les experts, les occasions de participer à une mémoire familiale se font de plus en plus rares, étant donné le déclin du ménage multigénérationnel. On pourrait présumer que l’importance des récits familiaux s’amoindrirait au fur et à mesure que diminue la capacité d’une famille à préserver l’intégrité de la chaîne mémorielle. Mais l’affaiblissement de cette chaîne n’aurait-il pas été exagéré ?
En recréant avec audace les récits que racontait sa grand-mère les vendredis soirs dans une série de reconstitutions photographiques et une installation sonore, l’artiste de Québec Karen White cherche à viscéralement mettre en lumière les traditions orales propres à son héritage jamaïcain. Comme le dit l’artiste : « Madame Burton, Sœur Burton, Vie, Viola, Mom, et finalement G.G, elle porte bien des noms. Sa famille l’appelle G.G. maintenant qu’elle est arrière-grand-mère (great grandmother). Ce sont les Dieux d’Afrique qui ont créé G.G. Elle parle de façon directe, elle choisit ses mots avec soin. Quand G.G. commence à raconter ses expériences de vie, tous tendent l’oreille. C’est une Matriarche imposante aux épaules larges, une femme de principes. Elle est profondément ancrée dans son langage, dans ses chants et ses oraisons jaculatoires. Si vous voulez être témoins d’une déité vivante, tendez l’oreille, ou, comme le dirait G.G. : ‘écoutez-moi bien !»
Les œuvres contextuelles, sculpturales, picturales et multimédias de l’artiste montréalaise Florence Yee abordent elles aussi la mémoire en tant que processus transgénérationnel : « Ma grand-mère était la seule personne à m’aider avec mes devoirs en cantonais. C’était aussi avec elle que je passais le plus clair de mon temps quand j’étais jeune ; elle me parlait en cantonais tous les jours. En grandissant, je la voyais moins souvent, et ma « langue maternelle » est devenue avec le temps ma troisième ou quatrième langue. Aujourd’hui, tenir une discussion en cantonais est un peu paniquant pour moi. Ma relation avec ma grand-mère est intimement liée à mon rapport au cantonais. En même temps, je suis consciente qu’être Sino-canadienne ne se résume pas uniquement au maintien de la langue. Cette identité relève d’une histoire commune, et des petites familiarités réconfortantes propres à la communauté. Les odeurs de la maison de ma grand-mère, ses pantoufles perlées, son cadre de lune, ses plats assaisonnés au sésame, ses meubles en bois et son sourire me rappellent qu’il existe plusieurs façons d’être Sino-canadienne.
En plaçant leurs grand-mères au centre de Prête-moi l’oreille, tout en maintenant une certaine intimité avec celles-ci, White et Yee proposent un aller-retour fascinant entre le public et le privé. Des perspectives familiales quelque peu délaissées redeviennent pertinentes, immersives et même urgentes. La mémoire familiale s’avère ici un thème en mesure d’englober des enjeux plus vastes, que ce soit le rapport entre l’individu et la collectivité, les questions fondamentales de l’identité et de l’appartenance, les qualités intertextuelles de la mémoire, ou la gestion du nombre croissant de ses modes de notation, de rédaction, d’enregistrement et d’effacement.
Alors que ces concepts parfois troubles ont souvent fait l’objet de recherches critiques — ce qui a certes fait avancer notre compréhension de la mémoire —, chez Regart, nous estimons que l’équilibre entre ces recherches et les témoignages personnels demeure inégal. En présentant cette exposition, nous cherchons d’abord et avant tout à rendre hommage aux façons dont on se souvient des autres sur le plan individuel. Nous souhaitons ainsi explorer à la fois les moyens que nous choisissons pour atténuer la peur de l’oubli et comment les modes de perception artistiques alimentés par un désir d’authenticité peuvent façonner la mémoire.
Amélie Laurence Fortin, Directrice générale et artistique
Traduction de l’anglais par Simon Brown
English
From drawings and pictures, oral histories, manuscripts and prints to broadcasting media and the rise of networked consumer electronics, memories have always been passed on through a variety of objects and symbolic representations. Such representations have then constituted the practices we all use to devise our autobiographical selves. That being the case, much has been said and written about the significance of families but until recently few surveys have considered family memory in contemporary visual arts.
Beyond having a physical place and a social space in the present, a family can also be seen as ultimate time travel vehicle and the passage to times gone by and times still to come. Through older family members and awareness of ancestors, family narratives are providing an immediate access to the past, as well as to the future – through children and imagined future generations. Yet, according to scholars, with the decline of the multigenerational household, the circumstances of experiencing family memory become more and more sparse. The stories are assumed to have less importance as a decline in the family’s capability to maintain a living chain of memory progresses. Or does it?
By boldly re-creating the tales her grandmother would tell on Friday evenings, in a series of photographic enactments accompanied by a sound installation, Quebec City-based artist Karen White is hoping to viscerally bring her Jamaican heritage’s oral traditions to the fore: “Mrs. Burton, Sister Burton, Vie, Viola, Mom, and finally G.G, she goes by many names. Her family call her G.G now that she’s a Great Grandmother” – says Karen – “G.G. was created by The Gods of Africa. G.G. speaks directly, choosing her words carefully. When she starts to recount her life experiences, all ears prick up. She is a Matriarch, a towering, broad-shouldered, principled women. She is deeply rooted in her language, in her singing and praising. If you wish to witness a living deity, lend me your ears, or as my Grandmother G.G. would word it: ‘Hear me well!’.
In a similar vein, a Montréalaise Florence Yee’s often contextual, multilayered sculptural and mixed-media works address the remembrance as a transgenerational process: “My grandmother was the only person to help me with my Chinese school homework, and the person who spent the most time with me during my childhood, speaking Cantonese to me every day. As I saw her less as I grew older, my “mother tongue” gradually became my third or fourth language. I get very flustered when I try to have conversations in Cantonese now. My relationship with my grandmother is synonymous with my relationship to Cantonese but I know that being Cantonese-Canadian is not just about keeping the language. It’s about a common history, and the small, comforting familiarities of the present community. The smell of my grandmother’s house, her beaded slippers, her tv moon box, her sesame-flavoured food, her wooden furniture and her smile all remind me that there’s more than one way to do it”.
Placing their grandmothers as central but intimate figures of “Prête-moi l’oreille” both artists propose to take a fascinating leap from public to private and back. Somewhat neglected familial perspectives become relevant, immersive and urgent. Indeed family memory turns out to be a theme that cuts across a number of overarching issues, be it the relationship between the self and the collective, the foundational questions of identity and belonging, the palimpsestic qualities of memory, and how we all handle ever more ways to note, edit, save and erase.
Florence Yee
Artiste
Lan « Florence » Yee est une artiste visuelle et collaboratrice en série basée à Tkaronto/Toronto et Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal. Ils collectent du texte dans des endroits sous-estimés et le font fermenter jusqu’à ce qu’il soit trop suspect pour être ignoré. Le travail de Lan a été exposé à la Fondrie Darling (2022), au Toronto Museum of Contemporary Art (2021), au Musée des beaux-arts de l’Ontario (2020), au Textile Museum of Canada (2020) et au Gardiner Museum (2019), entre autres autres. Ils ont cofondé l’Institut de critique institutionnelle avec Mattia Zylak en 2019 et la Biennale de Chinatown avec Arezu Salamzadeh en 2020. Ils ont obtenu un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia et une maîtrise en beaux-arts de l’OCAD U.
Karen White
Artiste